Kélerdut - Domaine des Rochers.

Kélerdut - Domaine des Rochers.
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dimanche 22 mai 2011

Le temps des Cerises : Bon anniversaire à la Commune !


Les cerises sont précoces cette année. Nous sommes montés à l'assaut du cerisier il y a déjà 15 jours ; la journée fut sanglante !
La révolution s'épanouit autour de nous et je m'en réjouit. Tunisie, Egypte, Syrie, Grèce, Espagne. Les contextes sont différents mais partout les voix baillonnées crient. Elles veulent la démocratie pour certaines et d'autres qui l'ont déjà veulent une évolution de cette démocratie pour obtenir un travail, la justice, pour changer les priorités, changer la société où l'argent gouverne au mépris de l'humain, trouver d'autres chemins.
La Commune, trop peu connue mérite pourtant de l'être davantage. C'est le 22 mai 1871 que les Communards ont élevé spontanément et sans facebook près de 900 barricades sur lesquelles ils vont se battre pour défendre leur rue, leur quartier face aux Versaillais. Thiers avait déménagé à Versailles aprés avoir négocié un armistice avec l'envahisseur prussien. Paris qui s'est défendu vaillamment devant les Prussiens refuse la redddition.
Une exposition encore visible jusqu'au 28 mai 2011 à la Mairie de Paris (entrée gratuite) revient sur cette période incroyable. J'ai vu l'expo et j'ai été frappée de voir des clichés d'époque : les barricades dans les rues de Paris, les images des incendies, les détructions de bâtiments et monuments importants. Jamais je n'aurais cru que la commune avait eu ce caractère de vrai guerre civile et d'un tel niveau de destructions et de massacres. Les images (gravures mais aussi clichés photos) sont saisissantes et rapprochent curieusement ces évènements de la réalité d'aujourd'hui. Les vues des exécutions de masses faites par l'armée versaillaise sont terribles.
Je vous recommande particulièrement  un DVD disponible en médiathèque  : il s'agit du travail théâtral de Peter Watkins qui a réuni des amateurs pour jouer La Commune.
Le Texte ci-dessous paru dans le monde en fait le récit.
"La Commune (Paris, 1871)" : la Commune de Paris vue par Peter Watkins

Le Monde | 06.11.07 | 16h47  
Ce film sur la Commune de 1871 a été enregistré dans un hangar de Montreuil (les locaux de la troupe d'Armand Gatti), avec des comédiens non professionnels, des volontaires qui participèrent aux recherches pour élaborer le scénario, choisirent pour la plupart les personnages qu'ils désiraient interpréter, improvisèrent en grande partie leurs dialogues ou monologues selon une méthode expérimentée dans le génial Edvard Munch (1973). Tourné en treize jours, en suivant scrupuleusement la chronologie des événements, il brouille sciemment les notions de documentaire, de fiction ou de reconstitution historique. Et sape les critères habituels du document télévisuel et de la saga hollywoodienne pour forcer le spectateur à réfléchir sur la forme du film, lui enseigner la méfiance, l'encourager à contester la subordination aux médias. Tout est  joué par des chômeurs, intermittents du spectacle, sans-papiers, provinciaux, Montreuillois, permet au public de jouer sa propre histoire, de faire le lien entre les enjeux de la révolution parisienne de 1871 et ceux de Mai 68 ou d'aujourd'hui. Peter Watkins met en place l'irruption de reporters de la Télévision versaillaise et de la Télévision communarde, micros à la main, recueillant d'un côté un discours lénifiant, appelant au maintien de l'ordre, à la lutte contre des "meneurs qui ne sont pas, pour la plupart, français", et de l'autre les témoignages du peuple insurgé. Cette démarche insolite ne peut être taxée d'anachronisme puisque le film s'affiche ouvertement comme interprété par des contemporains qui réagissent en fonction des critères de leur époque.
La Commune
On a pu lire, sous la plume d'historiens du cinéma stigmatisant telle ou telle tentative, qu'il était impossible de filmer une révolution. Watkins prouve le contraire. La Commune se moque des faits, ignore Louise Michel et Jules Vallès, pour filmer une pensée, des idées, donner la parole au peuple, signifier que cette période marqua le début d'une réflexion. Et renvoie des échos contemporains : le racisme, le rôle des femmes, l'inégalité sociale, la censure, l'école...Plus osé, ce rapprochement entre Le Temps des cerises et une chanson algérienne qui parle d'exil et de cachot. Or, nous rappelle l'historien Jacques Rougerie, il y eut, en mars 1871, une insurrection kabyle dont les chefs furent déportés en Nouvelle-Calédonie, où ils retrouvèrent des Communards...
En exergue, Watkins prend la parole pour signaler qu'en procédant au montage de cette version raccourcie il a découvert que la société française qui a produit le film, 13 Production, appartenait au groupe Lagardère. Cette société, dit-il, l'a laissé entièrement libre de réaliser son film comme il l'entendait, sans pressions. Selon lui, il est grave que 13 Production, "société dont la raison d'être est la communication et une certaine forme d'éducation", fasse partie "d'une structure financière qui fabrique des armes". L'inlassable pourfendeur de la crise des médias ne lâche rien.
La semaine du 21 au 28 mai pendant la Commune : la semaine sanglante (ici ce n'est que du jus de cerise)

 Louise Michel (institutrice pendant 15 ans) reste la figure féminine emblématique qui a participé en 1ère ligne au mouvement. Elle défendait des idées très nouvelles en matière d'éducation comme des écoles professionnelles et des orphelinats laïcs. Elle fréquente les milieux révolutionnaires et républicain socialiste fondé par Auguste Blanqui[.1]. Après le départ du bâteau en août 1873 pour être déportée en Nouvelle-Calédonie[4], elle chante avec d’autres communards Le Temps des Cerises en regardant s’éloigner la côte. En nouvelle Calédonie, elle cherche à instruire les autochtones kanaks et, contrairement à certains Communards qui s’associent à leur répression, elle prend leur défense lors de leur révolte, en 1878[.

Si vous en avez l'occasion, faites un tour au 42 rue des Cascades à Belleville. L'espace Louise Michel est animé par  un personnage formidable Lucio URTUBIA. Je l'ai rencontré quelques temps après l'avoir entendu sur France Inter. L'émission m'avait tellement plue que lors d'une visite à Paris j'ai tenté une visite un dimanche à Belleville. Lucio Urtubia y était. On est entrés et on a passé 2 heures formidables. Une belle rencontre !

samedi 14 mai 2011

NOUVELLES DE TOSCANE : DENOUEMENT.

UNE STAR SUR LE VERCORS

Face au massif du Vercors, la grande maison fraîche aux volets de bois bleu nous attend à notre retour de Toscane.

Derrière la grille, Urane qui a reconnu le moteur,  manifeste sa joie en balayant frénétiquement les dalles de sa queue soyeuse. 

Sand, la fille aînée est heureuse et soulagée de revoir ses parents. Elle a dû parfois lâcher à regret ses  révisions de Maîtrise de droit pour  veiller sur la chaudière dont nous avons suivi les caprices à distance.

Marmouset a géré comme un grand ses difficultés avec son patron menuisier. Son  père et sa mère le téléguidaient, le soir venu, de la voiture depuis un parking en bordure de l’Arno où arpentant une vigne perdue dans le Chianti.

Ce coatching au portable reste pour moi une anthologie mémorable, tout à l’honneur de parents attentifs et présents, malgré la distance. 

Tandis que Aime met la main aux préparatifs du repas du soir et que Pat vérifie l’état de ses plantations en compagnie de mon homme, je me connecte sur l’ordinateur familial.
Depuis que nous avons posé les valises, une seule chose m’obsède : essayer de découvrir ce que Jocelyne nous a laissé entrevoir de son histoire.

Le moteur de recherche est lancé : plus rien ne l’arrête. Il va  renifler, gratter, déterrer. Cherchant plus loin, il va traverser les frontières, franchir les océans.
Donnez- lui un Nom à ronger, il va s’acharner : le tordre en tous sens tandis que vous restez là, attendant  la trouvaille.

Je clique, ma main guide la souris qui déplace la flèche et fait apparaître les toiles du Maître ! J’étouffe un cri. Ce sont les toiles suspendues aux murs de la ferme : la même jeune fille  nue, gracile, aux  jambes élancées et aux pieds trop grands d’adolescente.

Le peintre, celui dont nous avons relevé la signature aux bas des tableaux de notre gîte Toscan existe toujours et vit à Florence. Une photo le montre tel qu’il est ou a été, comment savoir ?

C’est donc lui qui a été la cause des tourments de Jocelyne.

Sans le connaître j’ai pris partie depuis le début, pour Elle, la femme délaissée, la jeune fille découverte, la femme adorée pour sa beauté. L’égérie qui a nourrit l’artiste et l’œuvre puis s’est tarie avec le temps. Le Pygmalion soucieux de continuer à plaire, en a choisi une autre ...

Reclic. C’est Elle que je cherche. Apercevoir son image. Trouver la trace de son passage de Star sur les pages glacées des magasines de l’époque.

J’appelle à l’aide. Une recherche plus ciblée nous conduit sur un terrain que nous n’aurions pas soupçonnés :  le Cinéma ! Le nom de Jocelyne est cité dans une filmographie.

Pour une surprise, c’en est une !

Inlassablement, je retape le nom et le prénom  sur le clavier. On va bien finir par trouver une image de notre star…reformuler, persévérer… La mayonnaise est en train de prendre, pas question de lâcher la danse du pilon dans le mortier. Ajouter le filet d’huile d’olive, ce qu’il faut, sans trop…ajouter un mot…une mie de pain imprégnée de vinaigre…

La filmographie tourne autour de PASOLINI… Le nom de Jocelyne est cité dans plusieurs films du cinéaste italien dont « les mille et une nuits ».

La surprise est grande parmi la troupe rassemblée devant l’écran. Difficile pour nous d’imaginer notre Jocelyne dans ce contexte.

Nous devons faire  de gros efforts pour passer de la salopette noire, de la longue tresse au henné à la nudité érotique des films de PASOLINI.

Nous avons beau agrandir l’unique photo au très petit format proposée sur la page d’écran, aucun des protagonistes ne ressemble à notre hôtesse toscane.

Dommage ! La Star ne scintillera pas ce soir sur le Vercors !

Les mecs sont déçus. Comme on les comprend ! La vie tumultueuse de Jocelyne dans les années fastes du cinéma italien nous permet de mieux comprendre les raisons  de ses réticences à dévoiler sa vie.

« Rien de plus simple ! Il suffit de télécharger un film ! je le grave sur un CD et je vous l’envoie ! ».

Quelle histoire ! Sand et Marmouset, intrigués par notre addiction soudaine à l’ordinateur s’inquiètent : « Qui est Jocelyne ? C’est qui PASOLINI ? »

Une soirée ne suffira pas à raconter nos émotions de voyage.

Sand est remontée dans sa chambre pour étudier au calme, loin des turpitudes de ce bas-monde et Marmouset s’est empressé de quitter la table en compagnie de sa dernière conquête qu’il couve d’un regard amoureux.

La Toscane est loin. Nous prenons le frais sur la terrasse, allongés dans des relax, amollis et rêveurs.

Sous le drap du ciel,  nous venons de découvrir un petit astre brillant avec une chevelure rousse…qui nous lance un clin d’œil.

La cuisine de Jocelyne
FIN.

MES VOYAGES : TOSCANE 6EME EPISODE

LA RONDINE (l'Hirondelle)
La grange où nichent les hirondelles
Pour ouvrir le battant de la petite fenêtre, je devais soulever le rideau de coton clair brodé à l’ancienne.

Il était 6 h à peine et il fallait éviter le bruit qu’aurait provoqué la chute de la tringle qui tenait par miracle.

Je les surprenais au petit matin, côte à côte sur le fil électrique à hauteur de la fenêtre. Elles profitaient de ces derniers instants de paix, avant le bruit des tracteurs dans la campagne.

Plus tard, elles se lançaient en poussant des cris aigus à l’assaut du ciel de Toscane d’où une main invisible et sûre semblait les diriger, pareilles à des cerfs-volants, du plus haut pour les ramener brusquement au ras du sol.

C’était un ballet incessant que nous suivions dès le petit déjeuner qui nous rassemblait autour de la longue table sombre de la grande salle. Les hirondelles fusaient, comme propulsées par une  fronde au travers de la fenêtre ouverte de la chambre contiguë.

Tout le temps que dura notre séjour, nous entendîmes Jocelyne maugréer contre les hirondelles.

Dès les beaux jours, elles reprenaient possession des lieux et nichaient dans un rez-de-chaussée contre les poutres.

Notre hôtesse se plaignait de ces intrusions intempestives, des fientes qu’elles laissaient sur ses rideaux, sur les courtepointes…

Mais pourquoi persistait-t-elle à laisser les fenêtres grandes ouvertes ?

La journée s’annonçait belle ce matin du mois de mai et nous étions partagés entre le désir de rester encore un peu dans la grande maison tranquille et celui de la découverte de Florence.

Nous avions tourné le dos, prêts à quitter la cour, lorsque Jocelyne nous appela avec insistance.

Son buste s’encadrait dans la petite fenêtre de la chambre à l’étage. Elle tenait quelque chose dans la main que l’on distinguait difficilement depuis la cour.

« Regardez ! Elle s’est cognée si fort contre le montant de la fenêtre qu’elle s’est assommée et s’est retrouvée par terre».
Elle caressa la petite tête noire blottie dans sa main, l’approcha de ses lèvres puis relâcha la prise.

L’hirondelle s’élança, retrouvant ses esprits tout en  se disant qu’elle n’avait pas encore poussé son dernier cri et qu’elle avait toute une saison pour jouer au cerf-volant.

NOUVELLES DE TOSCANE 5EME EPISODE

LE STETSON ET LA MAFIA RUSSE

E
n dépit des  efforts que nous faisons pour conserver notre entrain, la tablée du dernier petit déjeuner est morne.

Derniers clichés numérisés, valises  bouclées, adresses notées pour nos échanges galactiques.
Alexis fera le voyage jusqu’à Nancy entre un olivier et un citronnier, bercé par les effluves de terre et de fruits. Stéphanie et Thomas embelliront leur maison d’objets au design épuré.
Jocelyne nous embrasse avec retenue et dissimule mal son émotion. Un léger malaise me gagne, comme un sentiment d’abandon. Nous promettons une carte postale et des nouvelles.
Je ne croyais pas si bien dire, moi qui viens d’écrire ces pages qui seront bientôt glissées par le postino dans la boîte à lettres, au bout du chemin de Caillaliola.

Je l’imagine, emmitouflée sous la couette,  entourée de ses livres, de revues polyglottes laissées par les hôtes de passage, de journaux périmés,  d’images  éparses accumulées à la belle saison et conservées en prévision des longues journées d’hiver.
Chacun retrouve sa place dans le véhicule. Nous partons. Le paysage défile à l’envers.

Les carrières de Carrare ont traversé la route et Gènes s’étend à présent à ma gauche.
Lors du trajet aller, je me plaisais à évoquer ce port lointain résonnant d’appels pour les grands voyages autour du monde.
Sur le chemin du retour je suis frappée par un centre industriel à la banlieue hideuse et triste.

Une pause repas est décidée avant de franchir la série de tunnels obscurs. Nous  avons définitivement quitté nos douces collines et découvrons un environnement dont la morosité s’accorde avec le gris métallique du ciel et notre humeur aussi.
Pas le moindre olivier sous lequel nous étendre, pas de vigne généreuse pour avoir le regret du vin que l’on ne boira pas, pas de cyprès lancé au ciel au bord d’un chemin de pierre sèches.
Nous dévisageons d’un œil morne le spectacle affligeant des voitures garées en tous sens dans l’urgence d’un Pannini élastique et d’un espresso engloutis sur le bord du comptoir.

Il est hors de question de gâcher les dernières impressions de notre séjour !

Nous cherchons désespérément dans les 50 m2 de béton, l’espace idéal pour étaler notre pique-nique : poulet froid, salade de pâtes, tomates à la croque-sel,  fromages et raisins blancs.
L’endroit a pourtant bien existé, en d’autres temps. Dans un élan de compassion pour le nomade en quête de détente, le bâtisseur avait imaginé un coin tranquille : une table flanquée de deux bancs sous une tonnelle.

Aujourd’hui, il est barricadé, verrouillé au moyen de plusieurs chaînes cadenassées. Accès interdit ! Cet ostracisme nous atterre.
Nous restons hébétés quelques secondes devant les canettes et les papiers gras jetés rageusement par-dessus la barricade par tous ces voyageurs méprisés.

Que faire d’autre ? Nous étalons notre couverture pour un sit-in sur le trottoir devant la barricade.
Une fois nos forces reconstituées, nous consentons à nous déplacer jusqu’à la cafétéria pour siroter un espresso tout en surveillant la voiture et nos bagages et en balayant du regard le parking traversé par des automobilistes ordinaires.
Je quitte la cafétéria qui baigne dans  un air lourd et poisseux.

Une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. Le conducteur, allongé vers la portière côté passager manœuvre la descente poussive de la vitre.
L’homme aux traits métissés de noir et d’indien se dissimule derrière de larges lunettes de soleil. Je détaille la peau épaisse, criblée, les lèvres charnues, les mains poilues posées sur un volant en cuir aux couleurs vives.
Il porte un Stetson de couleur foncée, à larges bords. Une chemise à carreaux habille son ventre  tendu comme un tonneau de bière sanglé d’une ceinture qui accentue l’embonpoint.

Le pantalon froissé recouvre ses jambes maigres. A l’arrière du véhicule deux cannes de marche sont jetées sur la banquette couverte de plaids élimés. Je l’imagine tanguant des hanches, accroché avec force aux cannes lorsqu’il se risque hors de sa navette spatio-temporelle.

Cet univers sur roues est à l’image désinvolte du chauffeur. Je pense au sketch de Coluche « l’auto-stoppeur » : « Elle est à vous cette poubelle ? »
Il m’interpelle : « Vous êtes français ? Il n’y en a pas  beaucoup par ici ! » Dit  le Stetson dans la langue de Molière.

J’ai l’impression d’être coiffée d’une casquette à visière et de répondre depuis un guichet de « drive-in » à un consommateur en recherche d’exotisme touristique.
Comme je suis d’un naturel aimable, je réponds avec mon plus beau sourire  que l’Italie est un très beau pays et que nous quittons la Toscane à regret…
Il n’en fallait pas davantage pour déclencher un discours de vieux routard revenu de tout qui cherchait un prétexte pour parler…de lui.

Le pays, il le connaît, il est américain et  vit près de Rome depuis des années. Il a fait partie dans sa jeunesse (années soixante), d’un groupe de musique qui a eu son heure de gloire.
Son index à l’ongle cerné de noir se tend vers une photographie pâlie fixée sur le tableau de bord : une coiffure afro surmonte un visage où je devine les traits aujourd’hui vieillis de l’homme au Stetson…

Aime, qui cherche à venir en aide à  un couple parlant l’espagnol nous interromp.

L’homme au Stetson débraye. Je n’ai pas reconnu le célèbre musicien qui fit se pâmer une génération de jeunes hippies en jupes longues fleuries et sabots sonores. La guimbarde s’éloigne vers l’autoroute.

Mon homme, Pat et Aime semblent absorbés par un document que leur montrent l’homme et la femme.
Rien dans leur apparence ne permet de penser qu’ils sont espagnols, même s’ils parlent correctement le castillan. Je suis surtout gênée de ne pas reconnaître un accent régional particulier. Je crois plutôt qu’il s’agit  de personnes originaires d’un pays de l’Est. Russes, Ukrainiens ?

Nous avons abandonné la surveillance de notre voiture quelques instants. La portière côté chauffeur est restée ouverte quand Pat a été appelé à la rescousse.
Ils souhaitent rejoindre l’Espagne et donc d’abord la France. Ils agitent  quelques feuilles en format A4 imprimées à partir d’Internet avec le descriptif autoroutier qu’ils doivent suivre. Je suis étonnée qu’ils n’aient pas de carte routière. Ils disent venir du sud de l’Espagne pour visiter l’Italie.

Un deuxième homme qu’ils présentent comme leur fils les rejoint. Je ne décèle pas de ressemblance, je trouve son comportement étrange.
Ils se disent espagnols et n’en ont ni l’accent, ni l’attitude, ni l’apparence vestimentaire. Ils n’ont pas de carte routière, ils ne savent pas suivre les indications portées sur le document d’Internet.
A quoi ressemble leur véhicule ? C’est une voiture plutôt haut de gamme, immatriculée en Espagne…
Je deviens méfiante brusquement et demande à Pat de fermer la portière.

L’homme au Stetson d’abord, puis ce couple étrange. Nous leur confirmons les informations données par Mappy.com. Ils semblent angoissés et perdus mais j’ai hâte de quitter cet endroit peu accueillant.

C’est moi, à présent, qui suis angoissée. Nous restons courtois mais ressentons tous les quatre le besoin d’en finir et leur conseillons de s’acheter une carte routière dès que possible.
La voiture est toujours là et tout semble normal.

Pat démarre. Je pousse un soupir de soulagement. Je livre à la troupe mes impressions et mon inquiétude sur cette étrange équipée et sur l’homme au Stetson.
Ces deux rencontres presque simultanées, sur cette aire d’autoroute italienne me font l’effet d’un guet-apens : L’accent que je n’ai pas su détecter, l’apparence vestimentaire, un comportement qui ne cadre pas avec celui que j’aurais eu en pareille situation…

Je vérifie avec Aime que nos souvenirs – nos sacs en cuir PRATESI achetés à Radda in Chianti - sont bien là et que nous avons toujours nos papiers et nos cartes bancaires.
Pat et mon homme sont silencieux. Je sais bien qu’ils n’en pensent pas moins !
Je ne peux m’empêcher d’évoquer les différentes techniques utilisées de nos jours par les bandits de grands chemins. Je flaire la maffia russe !

Au bout de quelques minutes, Pat sans doute agacé pas mes divagations et pressé de rejoindre son port d’attache en toute sérénité me lance avec l’accent « pied-noir » marseillais qu’il adopte quand il veut dégonfler une situation tendue :
« Toi, ma poule tu vas trop au cinéma ! ».
Il est chouette Pat.

dimanche 8 mai 2011

LA TOSCANE 4ème Episode

LA HURE

Elle  défend son coin de terre comme la laie défend ses petits et  nous révèle que les gens du coin l’ont surnommée « le  sanglier » .
Lors  de nos trajets en voiture, Jocelyne alimente souvent nos conversations. La figure de l’animal emblématique de Toscane lui convient parfaitement :

Elle en possède l’intelligence et la force.  Pareille au cochon sauvage apprivoisé le dernier par les hommes du néolithique, elle ne s’est pas laissée domestiquer.  Elle gouverne son territoire avec autorité. Elle est la guerrière de cette parcelle de Toscane où elle applique ses principes d’écologie en se nourrissant exclusivement de légumes, en économisant l’eau, le chauffage, même au plus froid de l’hiver, souvent très rigoureux.

Lorsque après le petit déjeuner nous lui proposons de partager un repas communautaire le lendemain au soir avec Stéphanie, Thomas, qu’elle prononce « THOMASS » et le petit Alexis, elle paraît enchantée de cette initiative et offre de préparer une salade agrémentée d ’huile d’olive de sa fabrication « une huile sans cholestérol, entièrement naturelle ! ».

Nous lui promettons de nous occuper de tout, de rentrer plus tôt pour profiter de ce moment ensemble et lui permettre de se coucher à une heure raisonnable.

Stéphanie a apporté des assiettes en plastique pour éviter la vaisselle et surtout contribuer à préserver les ressources naturelles.

« Comment ferons-nous quand il n’y aura plus d’eau nulle part ? » ne manque pas  de rappeler Jocelyne. « Ici l’eau est rare et très chère ».

Gagnée moi-même  par l’écologie ambiante, j’ai pris l’habitude de conserver l’eau récoltée dans la bassine de la douche. J’évite de tirer la chasse après chaque passage dans les waters et y verse le contenu de la bassine que si cela s’avère vraiment nécessaire.

J’ai l’impression d’être en camping alors que nous avons tout de même payé la chambre et le petit déjeuner pour un prix garantissant un minimum de confort.
L’homme de ma vie, élevé à la campagne, ne se formalise pas outre mesure. Nous acceptons les règles, estimant que le  jeu en vaut la chandelle.

Le soir venu, sous la tonnelle, la table se charge de la charcuterie achetée à la coopérative de Sienne :   fraises,  plusieurs bouteilles de vin – nous sommes dans le Chianti ! – un grand bol de salade du jardin,  fromages de la région et  plateau de tartines de pain écrasé de tomates mûres sur lesquelles nous faisons couler un filet d’huile d’olive extra vierge : celle qui fait la fierté de Jocelyne. 
La salade est craquante mais la vinaigrette manque de saveur. L’huile  est si raffinée qu’elle en est incolore et inodore. Elle a même  perdu le goût de l’olive. Jocelyne ne résiste pas au plaisir de mordre dans une tranche de saucisson.
Nous nous étonnons de son entorse au régime habituel. Elle se justifie en disant que cela reste exceptionnel et nous réalisons l’étendue de ses sacrifices…

Nous nous laissons envahir par la chaleur de la conversation et du Chianti.
Toute l’actualité défile sous la tonnelle au cours d’ un débat passionné : les grèves étudiantes contre le CPE, la victoire du NON à l’Europe, les élections présidentielles de 2007…aucun sujet n’échappe à notre diatribe. Mon homme retrouve ses accents de militant syndicaliste, Thomas lui emboîte le pas, ponctuant ses interventions de traits d’humour, Pat a trouvé son maître.

Aime défend des positions plus modérées que je ne partage pas toujours, Stéphanie reste silencieuse et discrète la plupart du temps, Alexis ne tarde pas à manifester des signes de fatigue et sa mère le porte jusqu’à sa chambre.

Jocelyne que la politique passionne pourtant, oriente soudain la conversation vers un sujet qui nous prend tous au dépourvu :
« qu’est-ce que l’amour ? », « un couple peut-il vivre toujours ensemble et s’aimer toute la vie ? ».
Nous essayons tant bien que mal de trouver des réponses sans trop y parvenir et n’osons pas clamer que nous sommes mariés depuis bientôt 30 ans.

Jocelyne nous dit alors qu’elle a été la compagne d’un peintre durant 30 ans. Celui-ci l’a abandonnée un jour pour une femme plus jeune. Ce sont ses peintures qu’elle a conservées et qui décorent toutes les pièces de la ferme.

Une tesselle supplémentaire pour notre mosaïque…

La nuit est tombée sur le jardin et nous allumons les bougies disposées sur la table. L’obscurité est telle que Stéphanie chute sur un arbuste en revenant de la chambre où elle a couché Alexis.
L’air qui fraîchit m’oblige à partir à la recherche d’un gilet. Depuis que la nuit s’est faite, nos  voix ont baissé d’un ton.

Je croise Jocelyne qui en profite pour rentrer quelques plats. Je lui montre mon gilet et celui de mon homme que je ramène avec le mien.
« Tu vois, c’est peut-être cela l’amour…ne plus seulement penser à soi mais penser à l’autre ».

Elle tourne la tête.

Je regrette mes mots, je crains de l’avoir blessée.
Nous rejoignons la tonnelle où la discussion s’est arrêtée. Nous sommes bercés par le silence de la campagne.
Jocelyne dit : « Les sangliers ne vont pas tarder. Peut-être aurons-nous la chance de les voir, là-bas dans les bosquets…».
Je n’ai jamais vu de sanglier dans son milieu naturel. Seulement des bêtes mortes et parfois des hures pendues aux crochets des bouchers de la rue du Taur aux saisons de chasse sur le chemin du Lycée.

Entre les poils hérissés des carcasses s’écoulait un sang de raisin noir qui gouttait sur le trottoir. Le dégoût m’envahissait, je continuais ma route  jusqu’à la place Saint-Sernin dans la semi obscurité du matin d’hiver.
La corrida ? Désolée, je ne peux pas. Ce n’est pas pour moi. Je laisse aux autres le plaisir animal du monstrueux frisson devant le spectacle de la bête torturée et blessée à la chasse ou dans l’arène.

Jocelyne ne tarde pas à se lever. Il est tard, elle souhaite se reposer.

Nous n’avons pas vu les sangliers.
A partir de ce moment-là, entre nous quatre, nous l’avons souvent appelée « la Hure ».

mercredi 4 mai 2011

LA TOSCANE 3ème épisode

LA GALERISTE

« Je ne suis pas obsédée par l’idée de possession mais il y a deux choses dans ma vie que j’aurais aimé posséder : une bague dont j’admirais la forme ; je suis très sensible à certaines lignes. Elle était très belle mais très chère. Elle m’était inaccessible.
J’ai perdu sa trace il y a plus de 20 ans,  tout comme celle d’une sculpture que j’admirais tous les jours dans la vitrine d’un antiquaire, en attendant le bus. »

Nous étions rentrés dans une petite galerie de peinture d’une rue de San Gimingnano après avoir épuisé nos regards sur les nombreuses vitrines débordantes d’ artisanat local.
San Gimignano
La galerie était déserte et les tableaux captivèrent aussitôt notre intérêt. Le peintre avait jeté sur la toile ses couleurs au couteau : champs de coquelicots de piment rouge, fleurs de glycine d’un parme chaud sur la façade au volet fermé… J’enviais la technique de l’artiste et m’imaginais dès mon retour, plantant le chevalet face à la tonnelle de notre maison toulousaine pour peindre les lourdes grappes que tous les passants hument depuis la rue à chaque printemps.

Nos commentaires admiratifs, l’absence d’autres visiteurs et l’hypothétique vente d’un tableau  déplacèrent la galeriste jusqu’à nous après qu’elle eut écrasée sa cigarette.

Plutôt petite de taille,  sans maquillage, les cheveux bruns noués, vêtue avec simplicité, ses yeux plissés nous souriaient. Elle parlait un français sans faute, presque sans accent,  d’une voix grave et harmonieuse.

Nous lui dîmes notre enthousiasme pour les tableaux exposés tout en restants prudents sur nos intentions. Aime souhaitait en connaître le prix. Je préférais imaginer que leur montant les rendait inaccessible pour notre bourse.

C’est alors que s’engagea très naturellement une conversation sur le coût de l’art, les priorités que chacun fait suivant ses besoins, ses impulsions.

Dans la boutique tapissée de grandes toiles, coupés de l’agitation des rues de San Giminiano,  je me sentis très vite en sympathie avec la galeriste. Cet élan fut sans doute communicatif car   elle nous livra- en nous avouant qu’elle le faisait pour la première fois -  l’histoire de la bague et de la sculpture. Mais c’est surtout le souvenir de son rendez-vous quotidien avec un buste de femme dans la vitrine de l’antiquaire qui l’exaltait.

 Elle nous raconta alors le détail de la rencontre.

« Je la contemplai tous les jours avec passion. La beauté du visage d’une grande douceur me fascinait. Un jour, je me suis décidée à entrer chez l’antiquaire pour connaître le prix du buste de bronze. Les 20 millions de lires annoncés ont mis l’objet de ma passion définitivement hors de portée. Aujourd’hui encore, cet achat  serait impossible. »

En quelques mots la galeriste avait captivé notre attention. Nous avions oublié les tableaux pour nous projeter dans l’univers mystérieux de l’antiquaire.

Elle poursuivit : «  Ma mère est morte à 88 ans. C’est à ce moment-là que  j’ai fait la rencontre avec le buste de femme dans la vitrine de l’antiquaire. J’aimais infiniment ma mère.

Lorsque je l’ai vue, morte, j’ai été frappée par la transformation de ce corps que j’aimais tendrement. J’étais près d’elle, attentive aux  traits de son visage qui disparaissaient peu à peu pour ne laisser apparaître que sa beauté intérieure, celle de la femme magnifique qu’elle avait été. Ce n’était plus son apparence mais l’être intime qui affleurait à la surface de  son visage. Ces moments ont été pour moi une expérience très forte.

Après toutes ces années,  je me souviens encore de ce buste de femme ; la maturité me permet aujourd’hui de  comprendre la relation entre l’attirance pour cet objet comme on peut l’éprouver par une vraie personne, et  ma mère qui venait de mourir et que j’affectionnais tant. »

Elle avait lâché son récit sans s’arrêter comme pour se libérer d’un poids. Nous étions silencieux et émus. Je vis briller ses yeux. J’étais moi-même très émue mais heureuse de cette complicité.

Je mis ma main sur son épaule. Je voulais par ce geste lui démontrer combien j’étais touchée par le don qu’elle nous avait fait de cette histoire  intime et j’accompagnais ce mouvement de quelques mots pour la remercier.

C’est sans doute pour dissiper ce trop plein d’émotions, qu’elle se mit à faire  l’éloge du peintre dont les œuvres recouvraient les murs de la petite galerie. Elle nous expliqua les techniques qu’il mettait en œuvre pour donner à ses tableaux des vibrations si particulières ; ses choix pour une pratique de son art libérée des contraintes de commandes ;  son   goût  pour la peinture en extérieurs, peignant en fonction de la lumière, attendant l’intensité souhaitée, se refusant à tricher avec l’aide de la photo ou de l’ordinateur.

La galeriste était enthousiaste en parlant de l’artiste. Pour nous convaincre définitivement de son talent, elle  nous proposa une petite expérience qu’elle nous conseilla de pratiquer à l’avenir pour apprécier les œuvres. Elle reconnut qu’elle n’avait pas coutume de faire ce genre de démonstration en plein après-midi.

Elle  éteignit toutes les lampes. La pièce se retrouva dans la pénombre. Les couleurs pourtant vives sous les lumières des spots mais qui restaient sombres à certains endroits de la toile  s’échappaient des murs par touches fluorescentes : la glycine parme et parfumée glissait le long du volet fermé,  protégeant la tranquillité d une  chambre assoupie à l’heure de la sieste.
Soudain des visiteurs franchirent le seuil de la galerie. Dans la pénombre rafraîchissante, ils furent sans doute intrigués par ce petit groupe figé comme les cires du Musée Grévin.

Il fallut rallumer.

mardi 3 mai 2011

LA TOSCANE, 2EME EPISODE

LA « FORNACE »

La salle du restaurant est bondée. Quelques-uns sont debout dans l’entrée qui n’est pourtant pas prévue pour l’attente, dans l’espoir qu’une table se libère.
Le patron, la simplicité élégante, tempes grisonnantes, chemise blanche, jauge avec sérénité et courtoisie la salle et ses clients au-dessus de petites lunettes cerclées de métal. Plutôt distingué pour un restaurateur d’auberge de campagne …je suis sensible à son charme sans doute parce qu’il est très éloigné de celui qu’on prête habituellement aux  Italiens.

La langue française n’est pas son fort et aucun de nous ne maîtrise vraiment l’italien mais qu’importe ! nous nous transformons rapidement en adeptes du  langage des signes.
Nous n’avons pas l’aisance des lilliputiens en médaillon de l’assemblée nationale : nous levons quatre doigts de la main en indiquant  une quelconque table puis, les doigts ramassés en pince à hauteur de la bouche dans un mouvement rapide de va-et-vient.

La réponse est immédiate. Le patron regarde se montre et enchaîne 5 ouvertures/fermetures  palmaires sans équivoque ; le message est clair : vingt-cinq minutes d’attente.

Nous décidons de partir à la découverte de l’environnement immédiat en empruntant le petit chemin herbeux qui longe la bâtisse restaurant/chambre d’hôte. La lumière du jour descend sur les oliviers alignés en silence. Nos pieds s’enfoncent tandis que nous avançons sur le chemin comme si nous le connaissions depuis toujours.

Après une journée de voyage, après la découverte des paysages d’une douceur biblique, après l’arrivée dans notre hébergement entre vignes, cyprès et oliviers dont la beauté dépasse notre attente, après toutes ces émotions, le ventre s’impatiente : nous ne sommes plus que quatre estomacs espérant un  plat de pâtes fraîches et un tiramisu léger, mousseux et savamment chocolaté.

Enfin ! le maître des lieux nous fait signe… nous prenons place autour de la table ronde dans un angle de la salle en vue du fournil.
Au-dessus du comptoir-caisse une devise interpelle les convertis que nous sommes :

« bere non fa male, e bere male che non fa bene ».
La maxime humoristique nous confirme dans notre choix judicieux... Nous sommes aux anges.

Le patron nous présente la carte, l’attente nous a livré à sa merci : « Alea jacta est ! ». Nous ne demandons qu’à nous enivrer de Chianti, et nous rassasier de « PASTA ». Plongée en apnée dans la carte.

Sur les conseils de la jeune serveuse, nous optons pour une assiette de charcuterie du pays, des gnocchi a lla sorentina, des ghibellini, des spaghettis a lla carbonara, le tout accompagné d’une bouteille de vin du pays.

Le pizzaiole, foulard noué sur la tête, s’affaire devant le fournil qu’il gave jusqu’à l’indigestion de toutes sortes de  pizze. Deux jeunes serveuses vont et viennent des tables au fournil, du fournil aux tables et aux cuisines que nous devinons à deux marches au-dessus de la salle, par le ballet des plats.

Pas de décoration ou plutôt si. Un décor familial. L’impression d’être reçus chez nos cousins : des murs clairs légèrement enfumés par la proximité du four, quelques photos en noir et blanc agrandies dans un grand format.

On  découvre une famille dans les années 1900 immortalisée au cours d’ une bacchanale dominicale lors d’un pique-nique sous les arbres : d’un côté, les femmes, amusées, heureuses en robes sombres aux grands plis,  bras couverts. De l’autre  les hommes, chemises blanches retroussées aux manches, tête nue ; l’un d’eux, la bouche ouverte, vient de lâcher une plaisanterie à laquelle les autres s’esclaffent.
La fidélité à la parenté exprimée dans ces vues intimistes s’est prolongée dans le plaisir de nourrir une famille plus élargie, celle des habitués ou des voyageurs de passage, informés par la rumeur positive des propriétaires de gîtes alentours.

Comme nous posons la question des deux enfants sur une photo plus récente, le patron nous désigne le trentenaire qui s’affaire alternativement au fourneau et au service de la salle voisine :

« le plus jeune des deux, sur la photo, c’est lui, il travaille ici. L’aîné est ailleurs, dans une autre ville ».

 Nous venons de franchir le cap du langage des signes : l’occitan, le catalan et le castillan réunis,  nous permettent d’interpréter les mots chantés par le patron aux yeux doux.

Deux garçonnets debout, nus pieds sur un radeau à rames échoué sur le sable. Le plus âgée – je lui donne sept ans - en maillot de bain et petit gilet à manches longues –photo en noir et blanc sans doute prise au printemps – a posé le bras gauche sur le cou du plus jeune  (quatre ans environ)  dans un geste protecteur.   L’un et l’autre sont coiffés d’ un bob blanc superflu en l’absence de soleil mais qui dénote l’attention maternelle.

L’air grave, les sourcils froncés, ils regardent l’objectif, le visage tendu. Ils n’ont aucun plaisir à poser ; on a interrompu leurs jeux, il va falloir partir, quitter le bateau et ce coin de plage où ils sont venus passer ce premier dimanche de printemps.
La photographie prise dans un de ces instants avant le départ les prive de quelques minutes supplémentaires de bonheur. Ce n’est ni la plage ni le bateau qu’ils vont devoir laisser, c’est leur insouciance et une partie de leur enfance.

Ainsi ce marmouset aux boucles claires dépassant du bob c’est lui, le serveur de la Fornace

…l’arrivée des plats vient distraire notre rêverie. Dès la première bouchée nous nous dévisageons, dans un sursaut orgasmique. Quatre paires d’yeux montent au ciel, nous poussons un soupir d’extase :

« - Ah ces italiens, ils savent les cuisiner les pâtes… »
« - Quel bonheur !… »
« - Fais-moi goûter ! »
« - Tu as pris quoi ? »
Nous cherchons à détecter les plantes aromatiques et les divers ingrédients : basilic, thym, du parmesan,  tomate fraîche.
D’autres parfums surgissent de ma mémoire.

J’ai beaucoup appris dans la cuisine en regardant ma mère et ma grand-mère paternelle. Quelle expérience dans l’épluchage des légumes de la soupe quotidienne, dans la main instinctive, prompte à saisir le manche en fer de la poêle culottée pour surveiller la cuisson patiente d’une sauce tomate parfumée de laurier et de thym.

Aime, (que je connais depuis la maternelle) a dû très tôt se débrouiller et savait dès 8 ou 10 ans qu’elle aurait à acheter le pain en rentrant de l’école, à préparer le thé, le café ou faire réchauffer le repas que sa mère avait laissé le matin avant d’aller travailler, alors que je ne savais que regarder et me laisser nourrir – je devrais plutôt dire gaver - par ma grand-mère et ma mère qui se relayaient au bout du manche de la cuillère, parfois jusqu’à une heure avancée de l’après-midi dans l’espoir de me voir avaler une bouchée que je finissais par déglutir de guerre lasse.

Je voue un culte reconnaissant à toutes ces femmes qui, deux fois par jour devant les fourneaux, cuisinent pour leur  famille avec  application et soin et à celles qui m’ont transmis sans s’en rendre compte le savoir des mille gestes que je reproduis et transmets à mon tour.

Depuis le comptoir, le patron est attentif à la réussite de ce moment privilégié et veille à sa table de routards français avec un soin particulier. Il suit avec amusement nos découvertes culinaires.
Notre faim s’est calmée. Débarrassés de cette exigence, nous laissons traîner nos oreilles vers les tables voisines, nous écoutons la langue mélodieuse des italiens heureux d’être en famille ou entre amis en cette fin de semaine, prélude à quelques jours de fête.

Devant nous, la jeune serveuse, habillée d’un jean et d’un tee-shirt Nike, chaussée de baskets, sourit davantage avec ses yeux de jade qui réhaussent ses pommettes qu’avec sa bouche allongée dans un sourire discret. Le nez droit et long affirme le caractère du visage. La tête est penchée de côté quand elle s’adresse à nous dans une attitude d’humilité ingénue qui ajoute à son charme.
Tout le portrait des Grâces de Boticelli.
Elle a pris ses cliques et ses claques, a abandonné ses copines les nymphettes. Elle a mieux à faire que de danser la ronde du muguet à poil et pieds nus sur l’herbe humide de ce printemps qui n’en finit pas. « Il n’y a plus de saisons ! » A qui le dites-vous ! le printemps, toujours et encore. Elle a du travail qui l’attend à la Fornace. Mercure est un vrai pote ; il lui a prêté sans rechigner ses sandales ailées. Ah ! quitter cet univers féminin et vivre enfin pour de vrai la philosophie épicurienne ! Là-bas au restaurant, il fait bon près du fournil et puis il y a des hommes qui parlent fort parce qu’ils ont bu du vin. Ils ne sont pas comme ses anges efféminés !

Le serveur de la Fornace, lui aussi est à l’image des personnages androgynes de Boticelli : ovale allongé du visage, pommettes hautes, dans cette couleur pâle en surface où affleure une touche dorée, les yeux au bleu délavé, les cheveux de  blond cuivré.

…J’ai enjambé le cadre, je frissonne, les pieds nus dans la rosée,  face à l’incarnation magique des personnages somptueux d’un maître de la Renaissance

Le patron a besoin d’un coup de main pour desservir une table. Il hèle le serveur :

« Gabriel ! »