LE STETSON ET LA MAFIA RUSSE
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n dépit des efforts que nous faisons pour conserver notre entrain, la tablée du dernier petit déjeuner est morne.
Derniers clichés numérisés, valises bouclées, adresses notées pour nos échanges galactiques.
Alexis fera le voyage jusqu’à Nancy entre un olivier et un citronnier, bercé par les effluves de terre et de fruits. Stéphanie et Thomas embelliront leur maison d’objets au design épuré.
Jocelyne nous embrasse avec retenue et dissimule mal son émotion. Un léger malaise me gagne, comme un sentiment d’abandon. Nous promettons une carte postale et des nouvelles.
Je ne croyais pas si bien dire, moi qui viens d’écrire ces pages qui seront bientôt glissées par le postino dans la boîte à lettres, au bout du chemin de Caillaliola.
Je l’imagine, emmitouflée sous la couette, entourée de ses livres, de revues polyglottes laissées par les hôtes de passage, de journaux périmés, d’images éparses accumulées à la belle saison et conservées en prévision des longues journées d’hiver.
Chacun retrouve sa place dans le véhicule. Nous partons. Le paysage défile à l’envers.
Les carrières de Carrare ont traversé la route et Gènes s’étend à présent à ma gauche.
Lors du trajet aller, je me plaisais à évoquer ce port lointain résonnant d’appels pour les grands voyages autour du monde.
Sur le chemin du retour je suis frappée par un centre industriel à la banlieue hideuse et triste.
Une pause repas est décidée avant de franchir la série de tunnels obscurs. Nous avons définitivement quitté nos douces collines et découvrons un environnement dont la morosité s’accorde avec le gris métallique du ciel et notre humeur aussi.
Pas le moindre olivier sous lequel nous étendre, pas de vigne généreuse pour avoir le regret du vin que l’on ne boira pas, pas de cyprès lancé au ciel au bord d’un chemin de pierre sèches.
Nous dévisageons d’un œil morne le spectacle affligeant des voitures garées en tous sens dans l’urgence d’un Pannini élastique et d’un espresso engloutis sur le bord du comptoir.
Il est hors de question de gâcher les dernières impressions de notre séjour !
Nous cherchons désespérément dans les 50 m2 de béton, l’espace idéal pour étaler notre pique-nique : poulet froid, salade de pâtes, tomates à la croque-sel, fromages et raisins blancs.
L’endroit a pourtant bien existé, en d’autres temps. Dans un élan de compassion pour le nomade en quête de détente, le bâtisseur avait imaginé un coin tranquille : une table flanquée de deux bancs sous une tonnelle.
Aujourd’hui, il est barricadé, verrouillé au moyen de plusieurs chaînes cadenassées. Accès interdit ! Cet ostracisme nous atterre.
Nous restons hébétés quelques secondes devant les canettes et les papiers gras jetés rageusement par-dessus la barricade par tous ces voyageurs méprisés.
Que faire d’autre ? Nous étalons notre couverture pour un sit-in sur le trottoir devant la barricade.
Une fois nos forces reconstituées, nous consentons à nous déplacer jusqu’à la cafétéria pour siroter un espresso tout en surveillant la voiture et nos bagages et en balayant du regard le parking traversé par des automobilistes ordinaires.
Je quitte la cafétéria qui baigne dans un air lourd et poisseux.
Une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. Le conducteur, allongé vers la portière côté passager manœuvre la descente poussive de la vitre.
L’homme aux traits métissés de noir et d’indien se dissimule derrière de larges lunettes de soleil. Je détaille la peau épaisse, criblée, les lèvres charnues, les mains poilues posées sur un volant en cuir aux couleurs vives.
Il porte un Stetson de couleur foncée, à larges bords. Une chemise à carreaux habille son ventre tendu comme un tonneau de bière sanglé d’une ceinture qui accentue l’embonpoint.
Le pantalon froissé recouvre ses jambes maigres. A l’arrière du véhicule deux cannes de marche sont jetées sur la banquette couverte de plaids élimés. Je l’imagine tanguant des hanches, accroché avec force aux cannes lorsqu’il se risque hors de sa navette spatio-temporelle.
Cet univers sur roues est à l’image désinvolte du chauffeur. Je pense au sketch de Coluche « l’auto-stoppeur » : « Elle est à vous cette poubelle ? »
Il m’interpelle : « Vous êtes français ? Il n’y en a pas beaucoup par ici ! » Dit le Stetson dans la langue de Molière.
J’ai l’impression d’être coiffée d’une casquette à visière et de répondre depuis un guichet de « drive-in » à un consommateur en recherche d’exotisme touristique.
Comme je suis d’un naturel aimable, je réponds avec mon plus beau sourire que l’Italie est un très beau pays et que nous quittons la Toscane à regret…
Il n’en fallait pas davantage pour déclencher un discours de vieux routard revenu de tout qui cherchait un prétexte pour parler…de lui.
Le pays, il le connaît, il est américain et vit près de Rome depuis des années. Il a fait partie dans sa jeunesse (années soixante), d’un groupe de musique qui a eu son heure de gloire.
Son index à l’ongle cerné de noir se tend vers une photographie pâlie fixée sur le tableau de bord : une coiffure afro surmonte un visage où je devine les traits aujourd’hui vieillis de l’homme au Stetson…
Aime, qui cherche à venir en aide à un couple parlant l’espagnol nous interromp.
L’homme au Stetson débraye. Je n’ai pas reconnu le célèbre musicien qui fit se pâmer une génération de jeunes hippies en jupes longues fleuries et sabots sonores. La guimbarde s’éloigne vers l’autoroute.
Mon homme, Pat et Aime semblent absorbés par un document que leur montrent l’homme et la femme.
Rien dans leur apparence ne permet de penser qu’ils sont espagnols, même s’ils parlent correctement le castillan. Je suis surtout gênée de ne pas reconnaître un accent régional particulier. Je crois plutôt qu’il s’agit de personnes originaires d’un pays de l’Est. Russes, Ukrainiens ?
Nous avons abandonné la surveillance de notre voiture quelques instants. La portière côté chauffeur est restée ouverte quand Pat a été appelé à la rescousse.
Ils souhaitent rejoindre l’Espagne et donc d’abord la France. Ils agitent quelques feuilles en format A4 imprimées à partir d’Internet avec le descriptif autoroutier qu’ils doivent suivre. Je suis étonnée qu’ils n’aient pas de carte routière. Ils disent venir du sud de l’Espagne pour visiter l’Italie.
Un deuxième homme qu’ils présentent comme leur fils les rejoint. Je ne décèle pas de ressemblance, je trouve son comportement étrange.
Ils se disent espagnols et n’en ont ni l’accent, ni l’attitude, ni l’apparence vestimentaire. Ils n’ont pas de carte routière, ils ne savent pas suivre les indications portées sur le document d’Internet.
A quoi ressemble leur véhicule ? C’est une voiture plutôt haut de gamme, immatriculée en Espagne…
Je deviens méfiante brusquement et demande à Pat de fermer la portière.
L’homme au Stetson d’abord, puis ce couple étrange. Nous leur confirmons les informations données par Mappy.com. Ils semblent angoissés et perdus mais j’ai hâte de quitter cet endroit peu accueillant.
C’est moi, à présent, qui suis angoissée. Nous restons courtois mais ressentons tous les quatre le besoin d’en finir et leur conseillons de s’acheter une carte routière dès que possible.
La voiture est toujours là et tout semble normal.
Pat démarre. Je pousse un soupir de soulagement. Je livre à la troupe mes impressions et mon inquiétude sur cette étrange équipée et sur l’homme au Stetson.
Ces deux rencontres presque simultanées, sur cette aire d’autoroute italienne me font l’effet d’un guet-apens : L’accent que je n’ai pas su détecter, l’apparence vestimentaire, un comportement qui ne cadre pas avec celui que j’aurais eu en pareille situation…
Je vérifie avec Aime que nos souvenirs – nos sacs en cuir PRATESI achetés à Radda in Chianti - sont bien là et que nous avons toujours nos papiers et nos cartes bancaires.
Pat et mon homme sont silencieux. Je sais bien qu’ils n’en pensent pas moins !
Je ne peux m’empêcher d’évoquer les différentes techniques utilisées de nos jours par les bandits de grands chemins. Je flaire la maffia russe !
Au bout de quelques minutes, Pat sans doute agacé pas mes divagations et pressé de rejoindre son port d’attache en toute sérénité me lance avec l’accent « pied-noir » marseillais qu’il adopte quand il veut dégonfler une situation tendue :
« Toi, ma poule tu vas trop au cinéma ! ».
…
Il est chouette Pat.
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