LA HURE
Elle défend son coin de terre comme la laie défend ses petits et nous révèle que les gens du coin l’ont surnommée « le sanglier » .
Lors de nos trajets en voiture, Jocelyne alimente souvent nos conversations. La figure de l’animal emblématique de Toscane lui convient parfaitement :
Elle en possède l’intelligence et la force. Pareille au cochon sauvage apprivoisé le dernier par les hommes du néolithique, elle ne s’est pas laissée domestiquer. Elle gouverne son territoire avec autorité. Elle est la guerrière de cette parcelle de Toscane où elle applique ses principes d’écologie en se nourrissant exclusivement de légumes, en économisant l’eau, le chauffage, même au plus froid de l’hiver, souvent très rigoureux.
Lorsque après le petit déjeuner nous lui proposons de partager un repas communautaire le lendemain au soir avec Stéphanie, Thomas, qu’elle prononce « THOMASS » et le petit Alexis, elle paraît enchantée de cette initiative et offre de préparer une salade agrémentée d ’huile d’olive de sa fabrication « une huile sans cholestérol, entièrement naturelle ! ».
Nous lui promettons de nous occuper de tout, de rentrer plus tôt pour profiter de ce moment ensemble et lui permettre de se coucher à une heure raisonnable.
Stéphanie a apporté des assiettes en plastique pour éviter la vaisselle et surtout contribuer à préserver les ressources naturelles.
« Comment ferons-nous quand il n’y aura plus d’eau nulle part ? » ne manque pas de rappeler Jocelyne. « Ici l’eau est rare et très chère ».
Gagnée moi-même par l’écologie ambiante, j’ai pris l’habitude de conserver l’eau récoltée dans la bassine de la douche. J’évite de tirer la chasse après chaque passage dans les waters et y verse le contenu de la bassine que si cela s’avère vraiment nécessaire.
J’ai l’impression d’être en camping alors que nous avons tout de même payé la chambre et le petit déjeuner pour un prix garantissant un minimum de confort.
L’homme de ma vie, élevé à la campagne, ne se formalise pas outre mesure. Nous acceptons les règles, estimant que le jeu en vaut la chandelle.
Le soir venu, sous la tonnelle, la table se charge de la charcuterie achetée à la coopérative de Sienne : fraises, plusieurs bouteilles de vin – nous sommes dans le Chianti ! – un grand bol de salade du jardin, fromages de la région et plateau de tartines de pain écrasé de tomates mûres sur lesquelles nous faisons couler un filet d’huile d’olive extra vierge : celle qui fait la fierté de Jocelyne.
La salade est craquante mais la vinaigrette manque de saveur. L’huile est si raffinée qu’elle en est incolore et inodore. Elle a même perdu le goût de l’olive. Jocelyne ne résiste pas au plaisir de mordre dans une tranche de saucisson.
Nous nous étonnons de son entorse au régime habituel. Elle se justifie en disant que cela reste exceptionnel et nous réalisons l’étendue de ses sacrifices…
Nous nous laissons envahir par la chaleur de la conversation et du Chianti.
Toute l’actualité défile sous la tonnelle au cours d’ un débat passionné : les grèves étudiantes contre le CPE, la victoire du NON à l’Europe, les élections présidentielles de 2007…aucun sujet n’échappe à notre diatribe. Mon homme retrouve ses accents de militant syndicaliste, Thomas lui emboîte le pas, ponctuant ses interventions de traits d’humour, Pat a trouvé son maître.
Aime défend des positions plus modérées que je ne partage pas toujours, Stéphanie reste silencieuse et discrète la plupart du temps, Alexis ne tarde pas à manifester des signes de fatigue et sa mère le porte jusqu’à sa chambre.
Jocelyne que la politique passionne pourtant, oriente soudain la conversation vers un sujet qui nous prend tous au dépourvu :
« qu’est-ce que l’amour ? », « un couple peut-il vivre toujours ensemble et s’aimer toute la vie ? ».
Nous essayons tant bien que mal de trouver des réponses sans trop y parvenir et n’osons pas clamer que nous sommes mariés depuis bientôt 30 ans.
Jocelyne nous dit alors qu’elle a été la compagne d’un peintre durant 30 ans. Celui-ci l’a abandonnée un jour pour une femme plus jeune. Ce sont ses peintures qu’elle a conservées et qui décorent toutes les pièces de la ferme.
Une tesselle supplémentaire pour notre mosaïque…
La nuit est tombée sur le jardin et nous allumons les bougies disposées sur la table. L’obscurité est telle que Stéphanie chute sur un arbuste en revenant de la chambre où elle a couché Alexis.
L’air qui fraîchit m’oblige à partir à la recherche d’un gilet. Depuis que la nuit s’est faite, nos voix ont baissé d’un ton.
Je croise Jocelyne qui en profite pour rentrer quelques plats. Je lui montre mon gilet et celui de mon homme que je ramène avec le mien.
« Tu vois, c’est peut-être cela l’amour…ne plus seulement penser à soi mais penser à l’autre ».
Elle tourne la tête.
Je regrette mes mots, je crains de l’avoir blessée.
Nous rejoignons la tonnelle où la discussion s’est arrêtée. Nous sommes bercés par le silence de la campagne.
Jocelyne dit : « Les sangliers ne vont pas tarder. Peut-être aurons-nous la chance de les voir, là-bas dans les bosquets…».
Je n’ai jamais vu de sanglier dans son milieu naturel. Seulement des bêtes mortes et parfois des hures pendues aux crochets des bouchers de la rue du Taur aux saisons de chasse sur le chemin du Lycée.
Entre les poils hérissés des carcasses s’écoulait un sang de raisin noir qui gouttait sur le trottoir. Le dégoût m’envahissait, je continuais ma route jusqu’à la place Saint-Sernin dans la semi obscurité du matin d’hiver.
La corrida ? Désolée, je ne peux pas. Ce n’est pas pour moi. Je laisse aux autres le plaisir animal du monstrueux frisson devant le spectacle de la bête torturée et blessée à la chasse ou dans l’arène.
Jocelyne ne tarde pas à se lever. Il est tard, elle souhaite se reposer.
Nous n’avons pas vu les sangliers.
A partir de ce moment-là, entre nous quatre, nous l’avons souvent appelée « la Hure ».
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