Kélerdut - Domaine des Rochers.

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mercredi 4 mai 2011

LA TOSCANE 3ème épisode

LA GALERISTE

« Je ne suis pas obsédée par l’idée de possession mais il y a deux choses dans ma vie que j’aurais aimé posséder : une bague dont j’admirais la forme ; je suis très sensible à certaines lignes. Elle était très belle mais très chère. Elle m’était inaccessible.
J’ai perdu sa trace il y a plus de 20 ans,  tout comme celle d’une sculpture que j’admirais tous les jours dans la vitrine d’un antiquaire, en attendant le bus. »

Nous étions rentrés dans une petite galerie de peinture d’une rue de San Gimingnano après avoir épuisé nos regards sur les nombreuses vitrines débordantes d’ artisanat local.
San Gimignano
La galerie était déserte et les tableaux captivèrent aussitôt notre intérêt. Le peintre avait jeté sur la toile ses couleurs au couteau : champs de coquelicots de piment rouge, fleurs de glycine d’un parme chaud sur la façade au volet fermé… J’enviais la technique de l’artiste et m’imaginais dès mon retour, plantant le chevalet face à la tonnelle de notre maison toulousaine pour peindre les lourdes grappes que tous les passants hument depuis la rue à chaque printemps.

Nos commentaires admiratifs, l’absence d’autres visiteurs et l’hypothétique vente d’un tableau  déplacèrent la galeriste jusqu’à nous après qu’elle eut écrasée sa cigarette.

Plutôt petite de taille,  sans maquillage, les cheveux bruns noués, vêtue avec simplicité, ses yeux plissés nous souriaient. Elle parlait un français sans faute, presque sans accent,  d’une voix grave et harmonieuse.

Nous lui dîmes notre enthousiasme pour les tableaux exposés tout en restants prudents sur nos intentions. Aime souhaitait en connaître le prix. Je préférais imaginer que leur montant les rendait inaccessible pour notre bourse.

C’est alors que s’engagea très naturellement une conversation sur le coût de l’art, les priorités que chacun fait suivant ses besoins, ses impulsions.

Dans la boutique tapissée de grandes toiles, coupés de l’agitation des rues de San Giminiano,  je me sentis très vite en sympathie avec la galeriste. Cet élan fut sans doute communicatif car   elle nous livra- en nous avouant qu’elle le faisait pour la première fois -  l’histoire de la bague et de la sculpture. Mais c’est surtout le souvenir de son rendez-vous quotidien avec un buste de femme dans la vitrine de l’antiquaire qui l’exaltait.

 Elle nous raconta alors le détail de la rencontre.

« Je la contemplai tous les jours avec passion. La beauté du visage d’une grande douceur me fascinait. Un jour, je me suis décidée à entrer chez l’antiquaire pour connaître le prix du buste de bronze. Les 20 millions de lires annoncés ont mis l’objet de ma passion définitivement hors de portée. Aujourd’hui encore, cet achat  serait impossible. »

En quelques mots la galeriste avait captivé notre attention. Nous avions oublié les tableaux pour nous projeter dans l’univers mystérieux de l’antiquaire.

Elle poursuivit : «  Ma mère est morte à 88 ans. C’est à ce moment-là que  j’ai fait la rencontre avec le buste de femme dans la vitrine de l’antiquaire. J’aimais infiniment ma mère.

Lorsque je l’ai vue, morte, j’ai été frappée par la transformation de ce corps que j’aimais tendrement. J’étais près d’elle, attentive aux  traits de son visage qui disparaissaient peu à peu pour ne laisser apparaître que sa beauté intérieure, celle de la femme magnifique qu’elle avait été. Ce n’était plus son apparence mais l’être intime qui affleurait à la surface de  son visage. Ces moments ont été pour moi une expérience très forte.

Après toutes ces années,  je me souviens encore de ce buste de femme ; la maturité me permet aujourd’hui de  comprendre la relation entre l’attirance pour cet objet comme on peut l’éprouver par une vraie personne, et  ma mère qui venait de mourir et que j’affectionnais tant. »

Elle avait lâché son récit sans s’arrêter comme pour se libérer d’un poids. Nous étions silencieux et émus. Je vis briller ses yeux. J’étais moi-même très émue mais heureuse de cette complicité.

Je mis ma main sur son épaule. Je voulais par ce geste lui démontrer combien j’étais touchée par le don qu’elle nous avait fait de cette histoire  intime et j’accompagnais ce mouvement de quelques mots pour la remercier.

C’est sans doute pour dissiper ce trop plein d’émotions, qu’elle se mit à faire  l’éloge du peintre dont les œuvres recouvraient les murs de la petite galerie. Elle nous expliqua les techniques qu’il mettait en œuvre pour donner à ses tableaux des vibrations si particulières ; ses choix pour une pratique de son art libérée des contraintes de commandes ;  son   goût  pour la peinture en extérieurs, peignant en fonction de la lumière, attendant l’intensité souhaitée, se refusant à tricher avec l’aide de la photo ou de l’ordinateur.

La galeriste était enthousiaste en parlant de l’artiste. Pour nous convaincre définitivement de son talent, elle  nous proposa une petite expérience qu’elle nous conseilla de pratiquer à l’avenir pour apprécier les œuvres. Elle reconnut qu’elle n’avait pas coutume de faire ce genre de démonstration en plein après-midi.

Elle  éteignit toutes les lampes. La pièce se retrouva dans la pénombre. Les couleurs pourtant vives sous les lumières des spots mais qui restaient sombres à certains endroits de la toile  s’échappaient des murs par touches fluorescentes : la glycine parme et parfumée glissait le long du volet fermé,  protégeant la tranquillité d une  chambre assoupie à l’heure de la sieste.
Soudain des visiteurs franchirent le seuil de la galerie. Dans la pénombre rafraîchissante, ils furent sans doute intrigués par ce petit groupe figé comme les cires du Musée Grévin.

Il fallut rallumer.

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