LA « FORNACE »
La salle du restaurant est bondée. Quelques-uns sont debout dans l’entrée qui n’est pourtant pas prévue pour l’attente, dans l’espoir qu’une table se libère.
Le patron, la simplicité élégante, tempes grisonnantes, chemise blanche, jauge avec sérénité et courtoisie la salle et ses clients au-dessus de petites lunettes cerclées de métal. Plutôt distingué pour un restaurateur d’auberge de campagne …je suis sensible à son charme sans doute parce qu’il est très éloigné de celui qu’on prête habituellement aux Italiens.
La langue française n’est pas son fort et aucun de nous ne maîtrise vraiment l’italien mais qu’importe ! nous nous transformons rapidement en adeptes du langage des signes.
Nous n’avons pas l’aisance des lilliputiens en médaillon de l’assemblée nationale : nous levons quatre doigts de la main en indiquant une quelconque table puis, les doigts ramassés en pince à hauteur de la bouche dans un mouvement rapide de va-et-vient.
La réponse est immédiate. Le patron regarde se montre et enchaîne 5 ouvertures/fermetures palmaires sans équivoque ; le message est clair : vingt-cinq minutes d’attente.
Nous décidons de partir à la découverte de l’environnement immédiat en empruntant le petit chemin herbeux qui longe la bâtisse restaurant/chambre d’hôte. La lumière du jour descend sur les oliviers alignés en silence. Nos pieds s’enfoncent tandis que nous avançons sur le chemin comme si nous le connaissions depuis toujours.
Après une journée de voyage, après la découverte des paysages d’une douceur biblique, après l’arrivée dans notre hébergement entre vignes, cyprès et oliviers dont la beauté dépasse notre attente, après toutes ces émotions, le ventre s’impatiente : nous ne sommes plus que quatre estomacs espérant un plat de pâtes fraîches et un tiramisu léger, mousseux et savamment chocolaté.
Enfin ! le maître des lieux nous fait signe… nous prenons place autour de la table ronde dans un angle de la salle en vue du fournil.
Au-dessus du comptoir-caisse une devise interpelle les convertis que nous sommes :
« bere non fa male, e bere male che non fa bene ».
La maxime humoristique nous confirme dans notre choix judicieux... Nous sommes aux anges.
Le patron nous présente la carte, l’attente nous a livré à sa merci : « Alea jacta est ! ». Nous ne demandons qu’à nous enivrer de Chianti, et nous rassasier de « PASTA ». Plongée en apnée dans la carte.
Sur les conseils de la jeune serveuse, nous optons pour une assiette de charcuterie du pays, des gnocchi a lla sorentina, des ghibellini, des spaghettis a lla carbonara, le tout accompagné d’une bouteille de vin du pays.
Le pizzaiole, foulard noué sur la tête, s’affaire devant le fournil qu’il gave jusqu’à l’indigestion de toutes sortes de pizze. Deux jeunes serveuses vont et viennent des tables au fournil, du fournil aux tables et aux cuisines que nous devinons à deux marches au-dessus de la salle, par le ballet des plats.
Pas de décoration ou plutôt si. Un décor familial. L’impression d’être reçus chez nos cousins : des murs clairs légèrement enfumés par la proximité du four, quelques photos en noir et blanc agrandies dans un grand format.
On découvre une famille dans les années 1900 immortalisée au cours d’ une bacchanale dominicale lors d’un pique-nique sous les arbres : d’un côté, les femmes, amusées, heureuses en robes sombres aux grands plis, bras couverts. De l’autre les hommes, chemises blanches retroussées aux manches, tête nue ; l’un d’eux, la bouche ouverte, vient de lâcher une plaisanterie à laquelle les autres s’esclaffent.
La fidélité à la parenté exprimée dans ces vues intimistes s’est prolongée dans le plaisir de nourrir une famille plus élargie, celle des habitués ou des voyageurs de passage, informés par la rumeur positive des propriétaires de gîtes alentours.
Comme nous posons la question des deux enfants sur une photo plus récente, le patron nous désigne le trentenaire qui s’affaire alternativement au fourneau et au service de la salle voisine :
« le plus jeune des deux, sur la photo, c’est lui, il travaille ici. L’aîné est ailleurs, dans une autre ville ».
Nous venons de franchir le cap du langage des signes : l’occitan, le catalan et le castillan réunis, nous permettent d’interpréter les mots chantés par le patron aux yeux doux.
Deux garçonnets debout, nus pieds sur un radeau à rames échoué sur le sable. Le plus âgée – je lui donne sept ans - en maillot de bain et petit gilet à manches longues –photo en noir et blanc sans doute prise au printemps – a posé le bras gauche sur le cou du plus jeune (quatre ans environ) dans un geste protecteur. L’un et l’autre sont coiffés d’ un bob blanc superflu en l’absence de soleil mais qui dénote l’attention maternelle.
L’air grave, les sourcils froncés, ils regardent l’objectif, le visage tendu. Ils n’ont aucun plaisir à poser ; on a interrompu leurs jeux, il va falloir partir, quitter le bateau et ce coin de plage où ils sont venus passer ce premier dimanche de printemps.
La photographie prise dans un de ces instants avant le départ les prive de quelques minutes supplémentaires de bonheur. Ce n’est ni la plage ni le bateau qu’ils vont devoir laisser, c’est leur insouciance et une partie de leur enfance.
Ainsi ce marmouset aux boucles claires dépassant du bob c’est lui, le serveur de la Fornace …
…l’arrivée des plats vient distraire notre rêverie. Dès la première bouchée nous nous dévisageons, dans un sursaut orgasmique. Quatre paires d’yeux montent au ciel, nous poussons un soupir d’extase :
« - Ah ces italiens, ils savent les cuisiner les pâtes… »
« - Quel bonheur !… »
« - Fais-moi goûter ! »
« - Tu as pris quoi ? »
Nous cherchons à détecter les plantes aromatiques et les divers ingrédients : basilic, thym, du parmesan, tomate fraîche.
D’autres parfums surgissent de ma mémoire.
J’ai beaucoup appris dans la cuisine en regardant ma mère et ma grand-mère paternelle. Quelle expérience dans l’épluchage des légumes de la soupe quotidienne, dans la main instinctive, prompte à saisir le manche en fer de la poêle culottée pour surveiller la cuisson patiente d’une sauce tomate parfumée de laurier et de thym.
Aime, (que je connais depuis la maternelle) a dû très tôt se débrouiller et savait dès 8 ou 10 ans qu’elle aurait à acheter le pain en rentrant de l’école, à préparer le thé, le café ou faire réchauffer le repas que sa mère avait laissé le matin avant d’aller travailler, alors que je ne savais que regarder et me laisser nourrir – je devrais plutôt dire gaver - par ma grand-mère et ma mère qui se relayaient au bout du manche de la cuillère, parfois jusqu’à une heure avancée de l’après-midi dans l’espoir de me voir avaler une bouchée que je finissais par déglutir de guerre lasse.
Je voue un culte reconnaissant à toutes ces femmes qui, deux fois par jour devant les fourneaux, cuisinent pour leur famille avec application et soin et à celles qui m’ont transmis sans s’en rendre compte le savoir des mille gestes que je reproduis et transmets à mon tour.
Depuis le comptoir, le patron est attentif à la réussite de ce moment privilégié et veille à sa table de routards français avec un soin particulier. Il suit avec amusement nos découvertes culinaires.
Notre faim s’est calmée. Débarrassés de cette exigence, nous laissons traîner nos oreilles vers les tables voisines, nous écoutons la langue mélodieuse des italiens heureux d’être en famille ou entre amis en cette fin de semaine, prélude à quelques jours de fête.
Devant nous, la jeune serveuse, habillée d’un jean et d’un tee-shirt Nike, chaussée de baskets, sourit davantage avec ses yeux de jade qui réhaussent ses pommettes qu’avec sa bouche allongée dans un sourire discret. Le nez droit et long affirme le caractère du visage. La tête est penchée de côté quand elle s’adresse à nous dans une attitude d’humilité ingénue qui ajoute à son charme.
Tout le portrait des Grâces de Boticelli.
Elle a pris ses cliques et ses claques, a abandonné ses copines les nymphettes. Elle a mieux à faire que de danser la ronde du muguet à poil et pieds nus sur l’herbe humide de ce printemps qui n’en finit pas. « Il n’y a plus de saisons ! » A qui le dites-vous ! le printemps, toujours et encore. Elle a du travail qui l’attend à la Fornace. Mercure est un vrai pote ; il lui a prêté sans rechigner ses sandales ailées. Ah ! quitter cet univers féminin et vivre enfin pour de vrai la philosophie épicurienne ! Là-bas au restaurant, il fait bon près du fournil et puis il y a des hommes qui parlent fort parce qu’ils ont bu du vin. Ils ne sont pas comme ses anges efféminés !
Le serveur de la Fornace , lui aussi est à l’image des personnages androgynes de Boticelli : ovale allongé du visage, pommettes hautes, dans cette couleur pâle en surface où affleure une touche dorée, les yeux au bleu délavé, les cheveux de blond cuivré.
…J’ai enjambé le cadre, je frissonne, les pieds nus dans la rosée, face à l’incarnation magique des personnages somptueux d’un maître de la Renaissance …
Le patron a besoin d’un coup de main pour desservir une table. Il hèle le serveur :
« Gabriel ! »
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