MONA LISA
C’était en mai 2006. Pat et Aime nous avaient alléchés sur un gîte connu d’eux depuis l’année précédente. Trois coups de téléphone et deux courriels ont suffit pour nous accorder sur la destination d’une semaine de vacances en Toscane… Les photos de cette ferme toscane nous séduisent d’emblée. C’est dit, on prend le TGV jusqu’à nos retrouvailles au sud de Lyon et Pat prend le volant qu’il ne quittera plus.
Après une journée de voyage en voiture, le paradis qu’ils nous ont dépeint apparaît au bout d’un chemin blanc entre vignes et oliviers. Les photos sont fidèles à l’original : la grande maison aux murs de pierres ocre auxquels s’accroche une vigne a fleuri son pas de porte de géraniums, de pensées et de bégonias.
Pat s’initie depuis peu à la technique de la fresque ; pour ma part, je peints depuis une dizaine d’ années et je suis enthousiaste à l’idée de découvrir enfin les merveilles de la renaissance italienne.
Nous croisons un jeune couple, à peine la trentaine, accompagné d’un petit garçon d’environ 3 ans :
« Elle vous attend avec impatience ! » nous dit le jeune homme sur un ton complice.
Nous répondons par un sourire cordial qui est de mise dans ce genre d’ hébergement de campagne recommandé par « Le Routard ». Nous nous sommes inscrits tout naturellement dans la catégorie des voyageurs ouverts au monde, prédisposés à partager dans la bonne humeur tout événement pour ne pas dire toute contrariété.
Devant la bâtisse de pierres anciennes notre hôtesse vient à notre rencontre et nous accueille chaleureusement. Elle est française et vit depuis 30 ans en Italie.
Je l’observe tandis qu’elle se pend au bras de Pat : grande, 1 m 80 environ, vêtue d’un simple tee-shirt noir et d’une salopette noire également, en coton léger. Elle se déplace avec aisance dans un corps solide et harmonieux qui dégage une grande force.
Le visage, les bras, les mains abîmées par les travaux de la terre sont hâlés. Des yeux clairs qui rient se noient au milieu de mille rides et les cheveux teints au henné attachés en une tresse, serpentent dans son dos.
Difficile de lui donner un âge : 60, 70 ans ?
Elle entoure Aime et Pat, va de l’un à l’autre avec des rires, des mots qui cherchent à faire revivre la complicité amicale des vacances passées.
Je souris devant tant d’effusions qui me semblent plus particulièrement marquées envers Pat. Mon amie reste enjouée comme à son habitude et accepte avec bonhomie le jeu de séduction déployé par Jocelyne dont le tutoiement à notre égard est immédiat.
Nous nous tenons à l’écart, laissant s’exprimer la joie des retrouvailles.
A l’intérieur de la grande maison, le carrelage du sol est impeccablement ciré, réchauffé par de beaux tapis de laine.
Des tableaux encadrés avec goût sont accrochés aux murs blanchis à la chaux. La facture est moderne. Sans doute un peintre contemporain et confirmé… Il s’agit d’un seul et même modèle décliné sous plusieurs poses. L’artiste a peint avec émotion et douceur une adolescente pubère, aux mouvements gracieux.
Des bouquets de fleurs séchées sont pendus aux poutres centenaires. L’air encaustiqué vibre de sérénité.
Nous sommes attirés par le chevalet posé en évidence dans un angle de la salle, face à la porte d’entrée. Une photo en noir et blanc présentée dans un cadre y est posée : c’est le portrait d’une femme, très belle, aux yeux clairs, dont les mains fines se joignent au bas du visage, dans une attitude recueillie. Ses cheveux longs partagés en une raie encadrent le visage.
Tout ce décor est à la fois charmant et décalé.
Le lendemain, nous nous retrouvons autour de la table en bois sombre dans la grande salle du premier que deux petites fenêtres ont peine à éclairer.
Le petit déjeuner est dressé depuis le matin précédent. Nous partageons avec le jeune couple originaire du nord-est de la France , nos impressions de voyages : entre deux pots de confiture, nous échangeons les adresses des boutiques d’artisanat, le nom des villages à ne pas manquer, sans oublier les restaurants dont la réputation se transmet de bouche à oreille.
Aime s’est chargée de la maîtrise du grille pain placé en bout de table. L’appareil vétuste nécessite une surveillance attentive si l’on veut éviter la carbonisation.
L’homme de ma vie, gêné par le manque de lumière, tâtonne à la recherche des tartines tranchées avec parcimonie sur le billot de la cuisine. Il faudra y revenir souvent pour calmer notre appétit matinal avant la journée de visites.
Pat nous fait partager sa bonne humeur :
« que disent les Italiens quand ils parlent de Mozart ? »
«….»
Jocelyne est assise sur une chaise, dans l’ombre, entre les deux fenêtres. Elle nous regarde, nous écoute bavarder. Notre présence suffit à son petit déjeuner.
Trop occupés à mordre dans nos tartines, nous laissons à Pat le plaisir de répondre à la devinette :
« MOZZARELA ! ».
Eclat de rire général.
Difficile de quitter la salle paisible et la conversation animée mais l’heure tourne et Florence nous attend !
Sans nous être consultés et dans un élan solidaire, nous remettons tout en ordre : débarrassons la table - pendant que Jocelyne fait la vaisselle dans une bassine dont elle récupère l’eau la plus claire pour les plantes - trions les ordures dans des poubelles séparées. La table est à nouveau dressée pour le petit déjeuner du lendemain.
Manifestement notre hôtesse pratique l’écologie au quotidien. Nous jouons le jeu par respect pour la journée de travail qui l’attend : s’occuper du potager, des fleurs, conduire le tracteur, faire les courses, le ménage des pièces communes, des chambres, se bagarrer avec les hirondelles, défendre son territoire face aux technocrates de l’équipement : elle peste contre ceux qui veulent élargir le chemin qui conduit à la ferme.
Au fil des jours, la personnalité originale de Jocelyne suscite au sein de notre petit groupe une foule d’interrogations. Nous sommes littéralement tenus en haleine par son étrangeté anachronique. Les bribes d’histoire de sa vie, qu’elle nous livre lors des conversations avec chacun d’entre nous sont patiemment collectées et mises bout à bout, pour construire la toile de notre mystérieuse Pénélope.
Enveloppée dans les volutes de la fumée de cigarette, Aime se livre à des calculs où l’on perçoit la perspicacité de responsable des ressources humaines : « elle a vécu à Paris après la guerre, elle y a fait des études…elle avait la trentaine lorsque la photo de l’entrée a été prise, probablement dans les années 1970… à mon avis elle doit avoir 66 ans ».
Pour ajouter quelques pièces à notre puzzle nous ne pouvons compter que sur la demi-heure du petit déjeuner ou sur le bref instant de fin de journée, à condition qu’elle ne soit pas couchée dès 21 h, après une journée d’activité intense.
Pourtant, un soir que nous rentrons sur la pointe des pieds ; à 22 h passées, elle nous surprend en se précipitant vers nous avec l’enthousiasme d’une adolescente : elle a sacrifié son sommeil et n’a pas résisté au plaisir de suivre un débat politique.
La classe politique italienne est encore plus que de coutume en effervescence après les élections où Berlusconi vient d’être désavoué par les italiens qui ont élu Romano Prodi d’une courte tête.
Jocelyne exulte littéralement devant les débats dont elle suit exclusivement la transmission, en direct, sur la chaîne 3, la seule à laquelle elle reconnaît un intérêt légitime puisqu’elle la nourrie au quotidien de révolte et d’espérance en un avenir meilleur.
Elle a dû militer activement dans sa jeunesse…
Son élégance naturelle même dans des vêtements simples, le travail de la terre qu’elle accomplie avec la rigueur d’une pénitente, ses convictions politiques, son goût pour l’art et la décoration en font un personnage contrasté, attachant, avec une part d’invisible qui me fascine.
Un matin, alors que nous sommes encore dans les bras de Morphée, notre « Passionaria » révèle à Aime à la faveur d’une matinée précoce, l’histoire de la photographie qui trône sur le chevalet.
Son nom est « Jocelyne ».
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